L'origine des matériaux de construction des pyramides de Guizeh, selon E.-F. Jomard (XIXe s.)
Après avoir décrit les trois chaussées monumentales qui sillonnent le site de Guizeh, l'auteur cherche leur utilité, pour parvenir à cette conclusion : "Comment expliquer ces ouvrages si considérables, qui sont précisément dirigés à l'est, c'est-à-dire vers la montagne arabique, et dont la pente prend son origine auprès de la lisière du terrain cultivé, ouvrages construits avec tant de travail, de temps et de dépense ? Qui pourrait soutenir qu'ils n'ont pas servi au transport des pierres, quand surtout l'historien [Hérodote] décrit ces chaussées, en fait voir l'importance, et en apprend la destination."
Puis, tout en admettant que les matériaux de construction des pyramides provenaient principalement de Tourah,il ne s'en interroge pas moins sur la probabilité d'une provenance partielle plus proche du site de construction.
Quelle que soit la justesse de ses interprétations et conclusions, Jomard était tout d'abord un égyptologue pragmatique, qui se laissait guider par la configuration du terrain, non par des a priori puisés de-ci de-là. Tel n'est pas le moindre de ses mérites...
On a vu plus haut qu'il existait encore trois chaussées, deux presque ruinées, une autre intacte. Comment expliquer ces ouvrages si considérables, qui sont précisément dirigés à l'est, c'est-à-dire vers la montagne arabique, et dont la pente prend son origine auprès de la lisière du terrain cultivé, ouvrages construits avec tant de travail, de temps et de dépense ? Qui pourrait soutenir qu'ils n'ont pas servi au transport des pierres, quand surtout l'historien décrit ces chaussées, en fait voir l'importance, et en apprend la destination.
En second lieu, il n'est pas possible de croire qu'on ait enlevé beaucoup de pierres en dressant le plateau des pyramides, et qu'elles aient servi à la construction, il eût mieux vallu laisser le roc à sa place. Quant au Sphinx, dont on a dit, peut-être avec raison, que la tête désignait l'ancien niveau du sol, comme ces témoins que nos carriers et terrassiers laissent au milieu des excavations, il est facile de voir que la pierre qui a été abattue autour de la tête, du col et de la poitrine n'équivaut pas à la cinquantième partie de la première des grandes pyramides, à la centième partie des trois ensemble. Il est vrai qu'on a peut-être creusé autour du plateau, et tiré quelque parti de la pierre extraite des fossés ; mais on peut accorder cette supposition, sans pour cela dispenser de chercher ailleurs la source qui a fourni la masse principale des matériaux.
Enfin les carrières de Torrâh (Troja), sur la rive droite, entre les pyramides et les ruines actuelles de Memphis, carrières qui présentent aujourd'hui des traces de travaux si considérables, ne sont-elles pas celles qu'Hérodote avait en vue, quand il dit que les constructeurs ont pris la pierre dans la montagne arabique ? La pierre a justement les caractères de celle des pyramides, notamment celle du revêtement. Quand on descend le Nil et qu'on s'arrête quelque temps en face pour voir ces excavations, on est surpris de leur étendue et de leur aspect ; mais leur profondeur immense étonne bien autrement, quand on y met le pied. Le travail des Égyptiens s'y reconnaît aisément : en y marchant, je n'ai plus conservé de doutes. Eux seuls étaient assez expérimentés dans l'exploitation des carrières pour enleverà la montagne de telles masses de pierre, en laissant le toit sans support. Les parois sont dressées, les piliers taillés, les distributions intérieures sont à angle droit, comme s'ils eussent voulu faire des monuments souterrains, et non pas extraire la pierre seulement. Ainsi le vide de ces immenses excavations peut bien représenter le volume des pyramides.
À la vérité on a observé au nord de la première pyramide une partie de la chaîne libyque exploitée aussi à ciel ouvert, dont la nature est une pierre numismale semblable à celle qui compose les derniers degrés : on pourrait donc admettre qu'une partie du massif des pyramides a été fournie par la montagne de Libye, soit sur le lieu même, soit à quelque distance : mais la plus grande partie a été, selon moi, extraite de Torrâh. J'admettrai au reste une modification à la première des opinions que je discute, c'est que les pierres extraites de Torrâh n'ont pas été charriées au travers de toute la vallée. Mon sentiment est qu'elles ont été embarquées sur un canal transversal passant au nord de Memphis et s'écoulant dans le canal occidental, d'où elles sont descendues jusqu'à la naissance des chaussées ci-dessus décrites : le texte même d'Hérodote appuie cette explication ; ainsi se trouveront conciliés les témoignages des auteurs, la nature des lieux et les monuments, le fait de l'existence actuelle des chaussées encore subsistantes et plus ou moins conservées, enfin la conséquence nécessaire qui se déduit de leur position et de leur direction.
Le dessin que je viens de citer donne une idée de la partie septentrionale des carrières de Torrâh ; au-delà, la montagne est taillée de la même manière, et plus profondément encore, jusqu'à une grande distance vers le sud ; le lieu mériterait d'être examiné en détail. Parmi les carrières que j'ai visitées, j'en ai remarqué une qui avait 6 mètres et demi (20 pieds) de hauteur et un très grand nombre d'embranchements. Les piliers et les murs, dans cette carrière et dans toutes les autres, sont taillés à arêtes vives, les plafonds sont travaillés avec un soin égal, et l'on retrouve partout dans l'exécution le ciseau égyptien ; enfin dans l'immensité du travail, on reconnaît la source visible où furent puisés les matériaux des monuments de Memphis."